Je peux dire à quels moments précis je démissionne. C’est quand je suis fatigué. Il y a une lutte à se faire aimer comme il y a une lutte à survivre. Je suppose que c’est la même. Il n’y a pas de lutte à aimer. Ca ne vient à l’idée de personne. Aimer, ça n’est pas une activité. Mais il y a une lutte à être aimé. On doit pouvoir dire qu’être et être aimé, c’est pareil. Et cette lutte, elle est dégueulasse. Par exemple parce qu’il n’y a personne pour aimer, c’est-à-dire il n’y a personne pour sortir quelqu’un de la merde, puisqu’il n’y a pas de lutte pour… Peu importe. Il y a des points de convergence de demandes d’être ou de demandes d’être aimé qui se répondent et se renvoient indéfiniement. La lutte consiste à faire durer. Il n’y a pas un moment précis où par exemple ça se confronte à quelque chose, ça tourne à vide, ça va à sa perte, c’est déjà perdu. Je veux dire : il n’y a pas un moment précis où par exemple vous êtes aimé. Où la terreur s’arrête. Où vous jouissez d’une source débordante de douceur qu’on appelerait l’amour, dont le nom importerait peu de toute façon. Il y a des fugacités d’illusion, des espoirs, une foi aveugle. On peut dire que c’est conçu pour qu’on aille se faire foutre. La lutte consiste à faire durer. Le moment où ça s’arrête, il se trouve qu’il est précisément désigné, qu’il porte un nom et que ce nom importe, ce moment s’appelle la mort. Je sais ce goût amer dans la bouche, je le connais, je les ai embrassés des milliers de fois, ce goût, ces bouches. Ce goût amer est celui de la salive qui se ravale, des machoires qui se serrent, des yeux qui se ferment. Je n’ai jamais aimé l’espoir, ça m’a toujours paru dégueulasse, comme la lutte, le désir de rien, l’errance, l’immortalité, etc… C’est indéfini de toute façons. On ne peut pas dire à quel moment précis on demande à être aimé et celui où on demande à être immortel, c’est parfaitement indifférent. Je n’ai jamais aimé le mot être, pareil. Peu importe. Je ne m’attendais pas à écrire ça. Je ne sais plus où j’en suis. Etre, c’est forcément dégueulasse, pareil. J’ai inventé le concept de la jouissance. C’est quand ça s’arrête, précisément quand ça s’effondre de son épuisement, quand ça meurt et que vous savourez ce que vous avez dans les mains, la terre sous les ongles. C’est après avoir pris le risque de mourir, quand vous savez physiquement qu’on ne meurt pas comme ça. Peu importe. Je démissionne. J’ai déjà démissionné. Il n’y a pas un moment où ça s’arrête, il n’y a pas un moment non plus où on se rend compte que ça ne s’arrête pas, ou on arrête de ne pas arrêter. Ca va à sa perte. Il y a des points de convergence de demandes, d’être, d’amour, d’immortalité, etc… Ca ne trouve pas de réponse autre qu’une autre demande, etc… C’est conçu pour aller se faire foutre. C’est assez drôle évidemment. Que ça n’épuise pas la demande, que cette demande insiste lors même qu’elle ne trouve pas de réponse, et encore, ça tient forcément de la sidération. Ca doit être la preuve que la réponse ou la demande ne comptent pour rien, que seule importe la course indéfinie et halletante d’une lutte qui ne veut pas en finir de désirer jusqu’après sa mort. Je ne sais pas ce que c’est qu’une preuve. Peu importe. Je veux dire : l’amour, on s’en fout. Ce qui compte, c’est la demande. Non. Ce qui compte c’est que ça court, et il se trouve qu’une demande à vocation à courir par exemple, ça fonctionnerait avec autre chose, n’importe quoi. Peu importe. Je veux dire, et je veux le dire de toutes mes forces, avec toute ma rage et toute mon obstination : l’amour, c’est la mort. Aimer, c’est forcément tuer l’autre, l’amener à la mort, lui apporter une réponse à sa demande, l’arrêter, l’arrêter d’aller à sa perte, l’effondrer. Que la rare tendresse que vous ayez, vous la consacriez à vouloir la mort de l’autre, vous voyez bien que ce n’est pas concevable.


Je ne sais pas à quel moment il serait utile que je précise que la relation entre être, être aimé, être immortel et mourir procède par associations, par course et lutte d’associations indéfinies, halletantes, folles. Je suppose que ce n’est pas la peine. De le préciser, je veux dire, que le sens est une demande comme une autre qui ne s’arrête jamais, qui glisse et déploie son délire cancereux sur le monde. Ce n’est pas la peine. J’ai inventé le concept de jouissance. Je n’ai pas parlé de sexe pour autant. Ca ne m’est jamais venu à l’idée. Une percée de demande a vocation à arrêter le cours du monde. Je veux dire, la demande de toute demande, c’est que le monde s’arrête. Pour que la demande s’arrête, je suppose, avec le monde. Il y a une communauté de devenir de la demande et du monde. Je ne sais pas pourquoi. Que la demande court le cours du monde pour l’arrêter, je ne sais pas ça. Je voudrais dire… Une demande… Ca n’existe pas. Comment dire… Demander, c’est « l’action de faire savoir ce que l’on souhaite », c’est renoncer à ce que l’on souhaite pour le faire savoir. Demander, c’est se faire sûr de ne jamais atteindre ce qui est demandé. Je veux dire, demander, c’est faire savoir qu’on ne sait pas. Une demande est forcément un délire autocrinien. Je ne dis pas qu’on formule une demande pour s’entendre dire non, je ne précise pas. Je remarque qu’on peut toujours se servir sans demander, cela dit. Peu importe. Demander, c’est courir le cours du monde. Pour arrêter le monde. Pour arrêter la demande. On pourrait toujours ne pas demander, ne pas courir. Mais il n’y aurait plus rien à arrêter. Il faut penser à la possibilité fracassante de l’effondrement. Alors aimer, c’est se servir, c’est apporter une réponse à une demande qui a renoncé à cette réponse pour se formuler, assez même pour ne plus savoir la reconnaître. C’est arrêter le cours de la prolifération de la demande qui souhaite que le monde s’arrête et laisser courir le monde malgré tout, encore. C’est en cela que l’amour est un meurtre : la mort de la demande qui demande la mort du monde. Je ne dis pas qu’on ne peut pas aimer, qu’on ne peut pas répondre à une demande qui ne sait plus ce qu’elle demande et qui le fait savoir. Il se peut que la demande demande la mort du monde parce que c’est impossible d’y répondre de toutes façons. Je n’ai pas d’avis. Peu importe. Que le monde court à sa perte de toutes les demandes de perte du monde, ça a quelque chose de drôle. C’est fabriqué pour aller se faire foutre.


Il n’y a qu’une demande pour faire face au monde entier de toutes façons. Définissez impuissance pour voir. Un corps, le monde entier, il s’en fout. La question ne se pose pas. Je veux dire cette dichotomie entre monde et demande, vie et mort, est parfaitement folle. J’ai dit que la mort n’existe pas, ni la demande, ni le monde. Le monde, c’est les demandes de perte, donc, les demandes de mort, qui sourdent et entêtent, ce n’est que ça, le monde : une course de rumeurs de demandes de mort. Il n’y a pas de quoi avoir peur. Ce n’est rien. Ca n’existe pas. On peut décider que les choses qu’on décide de faire exister n’existent pas, de la même façon qu’on peut ne pas courir le cours du monde pour l’arrêter. Pareil. Peu importe.