Avant même de questionner l’identité sexuelle, il paraîtrait pertinent de poser notre regard sur l’identité elle-même. Comment et avec quoi se construit-elle ? Qu’implique-t-elle et dans quoi est-elle impliquée ? Nous allons essayer de suivre le cours de ce que veut dire l’identité pour pister ce qui est malentendu. La question de l’identité semble être celle de la psychanalyse, qui veut la voir articulée entre conscience et inconscient. Interroger l’identité, c’est donc, sans doute, interroger la psychanalyse elle-même et la notion sur laquelle elles se fonde : l’inconscient.
De la même façon que Christophe Colomb ne savait pas qu’il découvrait les Amériques en croyant retrouver les Indes, Sigmund Freud ne savait pas ce qu’il découvrait avec l’inconscient. La psychanalyse a désigné une entité inconsciente au cœur de l’individu. Elle est partie à la recherche de cet inconscient en interprétant les rêves, les actes manqués, les répétitions parce qu’elle croyait qu’il était le centre, le fondement de notre identité, nous rendant ainsi responsables et coupables de quelque chose qui ne lasse pas de nous échapper et qui pourtant se veut être notre « vrai moi ». Elle s’est abreuvée de mythes, sur lesquels elle articulait des complexes, mais il en est un qui l’a complexée elle-même, sans même en avoir conscience, inconsciemment donc, que nous pourrions appeler, ironiquement, le complexe de Tantale, en concevant un inconscient après lequel elle court quand il lui échappe parce qu’elle lui court après.
Bien sûr, la notion d’inconscient a constitué un outil très précieux pour nous aider à concevoir les mécanismes qui nous faisaient être, mais n’ayons pas peur de le dire, c’est une notion erronée et fausse. Imaginer un inconscient, c’est diviser l’individu, c’est le faire se retourner contre lui-même, c’est le tirailler entre une conscience et un inconscient qui s’alimentent mutuellement, c’est lui donner mauvaise conscience. La psychanalyse a inventé un inconscient qui se rétracte à la conscience, puisqu’il cesse d’être inconscient dès lors qu’il est pris par la conscience qui le repousse encore et toujours plus loin. Il fallait que Freud soit obsessionnel pour concevoir une articulation de Danaïde où, pour chaque élément dont l’individu prend conscience, un autre tombe dans son inconscient, plus il prend conscience, plus il nourrit son inconscient. L’erreur de la psychanalyse, c’est d’instituer une entité qui est, là où précisément, ce dont il s’agit, c’est de ce qui n’est pas.
L’identité ne se pose pas tant en termes de conscience et d’inconscient, mais s’articule plutôt à partir du sens, que l’individu produit comme il en est le produit. Et ce qu’il s’agit de dégager, c’est bien la nature et la fonction de ce sens, en d’autres termes, quel sens a le sens ? Nous pouvons voir le sens comme des séquences et des conséquences, où, par exemple, être un homme veut dire, implique, signifie un ensemble de comportements, qui signifie un ensemble de pensées, etc. Dès lors, être quelqu’un, c’est se situer dans ces séquences, c’est être inscrit à telles coordonnées de séquences, à telle place, en étant tel homme précis, ce qui veut dire qu’il a tel comportement, ce qui veut dire qu’il a telles pensées… Il n’est plus question d’un théâtre inconscient où des pulsions, des désirs et des manques travailleraient à notre insu, mais d’un positionnement que nous fait prendre tout ce que nous sommes en signifiant, en impliquant, en voulant dire, qu’on le veuille ou non. Jacques Lacan décrit cette situation de l’individu par rapport à ce qu’il appelle « la chaîne signifiante » : « dès avant sa naissance, le sujet est déjà situé, non pas seulement comme émetteur, mais comme atome du discours concret (…) Il est lui-même, si vous voulez, un message. On lui a écrit un message sur la tête, et il est tout entier situé dans la succession des messages. Chacun de ces choix est une parole. » Et le message qu’il porte ou qui le porte, le sens que prend son individualité, ce sont les coordonnées de sa situation.
Il y a des séquences de sens, qui s’enchaînent et qui enchaînent l’individu, sur lesquels il est situé et se situe, qu’il veuille dire telles choses, c’est-à-dire qu’il choisisse tels comportements pour être situé en tel point, être tel homme, ou que son comportement veuille dire telles choses, qu’il le situe en tel point, sans même parfois qu’il s’en rende compte. Dès lors, la névrose peut se concevoir, non plus comme une tension entre un désir et son refoulement, mais comme une contradiction de sens, où quelque chose de ce que nous sommes nous situe en un point, là où l’ensemble de notre identité devrait, selon cet enchaînement de séquences et de conséquences, nous situer ailleurs. Ainsi, le sens n’est pas autre chose qu’une question de positionnement, le repérage de la situation de l’individu, qu’il parle pour être ou que ce qu’il est parle pour lui.
Il n’est plus question de quelque chose qui est et qui se trouve au cœur de nous-mêmes, mais de quelque chose qui n’est pas et qui se cherche à l’extérieur de nous. Au fait, ce qui travaille l’individu, ce n’est pas ce qu’il est profondément, qu’il s’agirait de recouvrir et de recouvrer, de refouler comme de conscientiser, mais ce qu’il n’est pas. Qu’il ne veuille pas être ou qu’il veuille ne pas être, ce qu’il n’est pas parle tout autant de lui que ce qu’il est, en le situant en tel point et en ne le situant pas ailleurs. Ce qui nous travaille, c’est que, qu’on le veuille ou non, tout ce qu’on est, comme tout ce qu’on n’est pas, veut dire, implique, signifie, trouve des conséquences de sens qui nous échappent et nous maîtrisent. En d’autres termes, nous sommes doublés, démultipliés et dépassés, entre le sens que nous donnons à ce que nous sommes et le sens que ce que nous sommes, comme ce que nous ne sommes pas, prend. Nous sommes tiraillés entre ce que nous voulons dire et ce que ce que nous voulons dire veut dire.
Ainsi, l’individualité n’est pas autre chose qu’une construction mentale et illusoire où l’être humain est quelqu’un tout autant qu’il n’est pas quelqu’un d’autre, et se voit rattrapé par tout ce qu’il n’est pas pour être. Il s’affirme autant en étant ce qu’il est qu’en renonçant à être ce qu’il n’est pas. Nous pouvons voir ces lignes séquentielles et « conséquentielles » comme des réseaux, des chemins où l’être humain aurait à faire des choix plus ou moins déterminés et bifurquerait sur la ligne homme, puis sur la ligne homosexualité, par exemple, puis sur la ligne conservatrice ou contestataire, etc. Il est impliqué dans un enchaînement de sens qui le suit autant qu’il le poursuit. Et il se retrouve tiraillé entre la nécessité d’assurer une cohérence au leurre individuel qu’il se construit où ses choix se valident entre eux, comme autant de conséquences les uns des autres, ou au contraire se contredisent et se menacent, et tout ce à quoi il est obligé de renoncer pour se maintenir, pour ne pas contredire ce qu’il veut dire.
L’individu se retrouve impliqué dans des questions de sens, comme on se retrouve impliqué dans une sale affaire, où chacun de ses choix, tout en le faisant être ce qu’il est, c’est-à-dire en le situant à tel point, en signifiant telles coordonnées de sens, le piègent. Et ce que nous voulons dire, puisqu’il faut bien vouloir dire quelque chose, ce dont nous sommes convaincus, c’est qu’il s’agit de ne pas construire une identité. Ce à quoi nous pouvons renoncer, ce n’est pas à être quelqu’un d’autre, non, c’est à être quelqu’un, à s’acharner à construire ce leurre. La question n’est plus d’être un homme ou une femme, par exemple, d’être un homme homosexuel, hétérosexuel, bisexuel ou encore « pan-sexuel », inventez toutes les bifurcations que vous voulez, non, mais bien d’être « pan-séxué ». Gilles Deleuze et Félix Guattari concevaient une « schizo-analyse » où « faire l’amour n’est pas ne faire qu’un, ni même deux, mais faire cent mille ». Il ne s’agit plus de s’obstiner à ne faire qu’un, de maintenir cette unité cohérente « conséquentielle » de sens. Renonçons à être, à assumer les conséquences signifiantes de ce qu’on est, à les suivre et à s’y soumettre, et à ne pas être tout ce qui vient en contredire la cohérence, non, soyons quelqu’un et soyons quelqu’un d’autre, soyons deux, soyons cent mille, soyons plus encore. Ne cherchons pas à faire sens, ne nous situons pas en un point, mais à tous les points, circulons sur les lignes, allons et venons, non plus à gauche, à droite, en avant, en arrière, non, puisqu’il n’y a plus de repères pour situer la gauche de la droite ou l’avant de l’arrière, mais bien partout à la fois, dans tous les sens. Bref, déchaînons-nous !
(paru dans Prefmag #19)