Elle est étrange cette idée qui confère à la bite, ce bout de viande, cet ensemble de terminaisons nerveuses, un pouvoir magique, en fait un symbole et lui donne un nom : le Phallus. Plus étrange encore est le vide que l’on trouve face au Phallus. Ce qui complète le Phallus, l’utilise, en jouit et le fait jouir ou s’en passe, n’a pas de nom, n’est ni désigné ni même pensé. La sexualité de la moitié de l’humanité, à savoir « se faire prendre », reste encore aujourd’hui ignorée, tue, impensée. Et c’est sur ce point précis que butent, patinent, glissent et régressent les combats homosexuels et féministes.
Ne pas dégonder le Phallus, le laisser comme un fondement signifiant autour duquel tout semble s’articuler, ne pas non plus opposer au Phallus un utérus, un vagin, un anus, malgré les tentatives d’une Mélanie Klein qui restèrent sans conséquences, c’est laisser le champ libre aux Morales les plus rétrogrades. Homosexuels et féministes achoppent : « se faire prendre », c’est se faire avoir, forcément, toujours ; c’est se soumettre au désir phallique. En réponse à cela, vous n’avez pas d’autre choix qu’entre être une pute ou se parer d’un voile, au sens propre comme au figuré, qui vous donne l’air de ne pas y toucher.
Et la conception va loin, qui gagne tous les recoins de la Société. Regardez cette société fonctionner comme fonctionne le désir de l’homme, qui manque, attend, envie, profite, utilise, abuse et consomme. Regardez comme celles et ceux qui se font prendre n’ont aucune place, aucun relais, aucun outil d’aucune sorte pour construire leurs propres rapports à l’autre. Vous devez forcément voir comme on valorise la conquête, et comme on moque la demande. Vous devez aussi pressentir le chamboulement fracassant que provoquerait une autre conception du désir.
Pourtant l’appétit de celles et ceux qui n’ont pas de noms, qui ne sont pas pensés ni même envisagés, qui se font prendre, est éclatant. Eschyle, dans une traduction de l’Orestie par Olivier Py, nomme cet appétit « la fureur ». Et les dieux savent à quel point cet appétit est furieux, qui gronde, exulte, puise et épuise, accapare et dévore, hurle et gémit. Et si l’on ne pense pas la puissance d’une telle éruption ; si l’on ne conçoit pas des outils pour voyager dans le cours immense et brutal d’une pareille traînée de lave, brûlante et sauvage ; si l’on ne repense pas les rapports et les échanges en donnant toute sa place à cet appétit, on condamne ces femmes et ces hommes, aussi forte et choquante que soit l’appellation, à l’excision mentale. Comment voulez-vous jouir, comment voulez-vous « atteindre l’orgasme » ni faire quoi que ce soit avec une telle déflagration d’appétit, quand cet appétit reste une honte ?
C’est que cet appétit est long à comprendre et à appréhender, qu’il résiste, se fait réfractaire, décourage, qu’il est plus facile de se concentrer sur un désir plus efficace et plus concret, celui du Phallus. Demandons-le maintenant, osons : combien de femmes ne jouissent jamais, ne ressentent qu’un vague petit plaisir caressant, presque ennuyeux ? Et combien d’hommes sont rassurés par ce petit plaisir tranquille et discret qui ne les menace en rien ? Car si un ensemble de terminaisons nerveuses, un bout de viande érogène ne craint rien, le Phallus, ce truc parfaitement délirant, court toujours le risque de disparaître, puisque, au fond, il n’existe pas. Il est d’ailleurs cocasse de noter que ce qu’on nous présente comme le symbole du Pouvoir soit si timide et résiste si peu à la menace.
Il faut faire le constat d’un échec cruel et sans appel : les féministes, les homosexuels, celles et ceux qui tentèrent de se libérer sexuellement n’ont pas réussi à concevoir d’autres modalités de rapports. La démarche féministe a pris parfois des allures revanchardes, singeant le Pouvoir phallique ou l’agressant violemment, sans parvenir à proposer autre chose. Encore aujourd’hui elle ne trouve rien à répondre à cette alternative « maman ou putain » qui court toujours. Quant aux homosexuels, enivrés par une sortie de placard qui leur permettait enfin de s’aérer, ils ont caricaturé les rapports dominants/dominés et joué la comédie de la pute fière de l’être, ne dérangeant en rien le désir et le pouvoir patriarcal avec lequel leur complaisance fait honte.
L’appétit de se faire prendre n’est pas libéré et c’est la sexualité entière, comme les rapports et les échanges sociaux, qui se voient rongés par la Morale, les refoulements et la culpabilité, encore, toujours. On ne conçoit toujours pas d’autres modalités d’échanges et on ne s’apaise pas non plus quant à la sexualité, qui reste impensable et fantasmée, nerveuse et compulsive, honteuse et taboue. Au mieux, la « libéralisation sexuelle », calquée sur le désir phallique, n’est devenue qu’une histoire de consommation, de marchandisation et d’exploitation.
Pourtant si le combat homosexuel devait servir à quelque chose, ce serait cela, la preuve par l’exemple et l’expérimentation : on peut prendre l’autre sans Phallus, comme savent le faire les lesbiennes ; on peut passer de celui qui prend à celui qui se fait prendre ; on peut se faire prendre en prenant ou prendre en se faisant prendre ; voyager dans les appétits, dédramatiser les rôles, traverser les positionnements et ne plus craindre de voir son pénis disparaître comme on ne craint pas de voir sa main, sa jambe ou que sais-je avalées…
Il faut poser la question de l’appétit de se faire prendre, parce qu’il faut dépasser une bonne fois pour toutes cette question.
Paru dans Pref #37 sous le titre « tel est pris qui croyait prendre ».