Il semble admisaujourd’hui que la réalité soit une instance à laquelle on s’adapte tant bienque mal, au nom de laquelle on renonce parfois, quelque chose de toujoursforcément décevant par rapport à des rêves exubérants et fous voués à ne seréaliser jamais. La dichotomie entre d’une part une réalité malheureuse etd’autre part le gré d’une fantaisie, aussi établie soit-elle, n’en est pasmoins parfaitement erronée, qui condamne cruellement l’humanité à unedépression dégoûtée que la vie répugne. La réalité est cet ensemble depossibilités dont on tire concrètement le plaisir, cette matière qui setravaille, s’effectue et ne se laisse pas faire, déborde, foisonne et résiste.Elle est indomptable et folle et agace ceux qui ne s’en remettent pas, dansleur délire infantile, de ne pas pouvoir tout contrôler. Il s’agit d’aller voirde plus près l’un des prêtres qui maudissent cette réalité, par exemple Freud,qui aura, par la virtuosité de ses conceptions, fait faire un pas immense à lapensée humaine, mais l’aura également condamnée à la dépression.

 

  Freud n’a jamaiseu l’inconscience de s’essayer à une définition de l’individu ou une autre dela réalité, tentative forcément vouée au fantasque, mais s’est contenté tout auplus de reprendre la conception scientifique de « la réalitéobjective, la réalité de tout le monde »[1]qu’il a pris soin de laisser dans le vague. Pourtant, le développement de sapraxis se concentre sur le rapport étroit et conflictuel entre les deux, quifinit par dessiner une idée assez précise tant de l’individu que de la réalité,qui tonne comme une condamnation au malheur. A la lecture de Freud, à voircomment il emploie ces notions, ce qu’il choisit d’utiliser pour monterl’articulation de leur rapport, des idéologèmes insistent : l’individu estcelui qui renonce et se sacrifie et la réalité est cette instance castratricede renoncement. En ne fournissant pas d’outils conceptuels, dicibles ou actuelspour court-circuiter cette condamnation, certes reste-t-il prudent, mais encoreentérine-t-il une conception malheureuse et dépressive qui voit la réalité nonpas comme une étendue vertigineuse de possibilités qui s’offrent ou seprovoquent, mais une instance menaçante qui castre et rabat un individuimpuissant.

 

 

 

L'individu freudien est impuissant

 

  La plus grandeconception de Freud consiste à concevoir l’identité dans une dynamique, nonpas, certes, comme une puissance spinoziste qui tend à se préserver, loin s’enfaut, mais comme une impuissance qui tend à se maintenir. Freud conçoit uneénergie souple et plastique : la libido, « terme emprunté à lathéorie de l’affectivité » par lequel il désigne « l’énergie »« des tendances se rattachant à ce que nous résumons dans le motamour »[2]. Et cetteénergie, il la situe au cœur de l’identité, qui assure la survie et lacohérence du sujet, car « l'instinct sexuel est devenu l'Eros qui chercheà réunir les parties de la substance vivante, à maintenir leur cohésion »[3].Mais la libido ne vient pas seulement fonctionner comme une identité rigide etdéfinie, elle contourne et court-circuite cette notion en offrant uneconception souple et mobile qui se présente comme une « unitéquantitative » susceptible de « dérivation », de « déplacements ».Le tour de force tient de la virtuosité, qui longe les travaux d’un Bergson quis’attelle à penser le mouvement. Freud insiste : « il estindispensable à la pleine santé du sujet que sa libido ne perde pas sa pleinemobilité »[4].

 

  Cette libidoparaît vouée à se mouvoir au gré des accidents qu’elle rencontre, traversée pardes soubresauts et des heurts incohérents. Ses tendances partielles s’animent,errent et dérivent, pour venir se concentrer tour à tour sur des objets àtravers des zones et des phases dissociées dans cette instance foisonnante queFreud appelle le Ca. Pourtant, très viteFreud conçoit un dispositif rigide et contraignant qui va venir ordonner,cadrer, dompter un tel déploiement d’énergie. Le Moi s’impose au Ca, désexualise la libido et se substitue aux objets partiels « commeseul objet d’attachement érotique »[5].

 

  La parade estbrillante, mais elle dessine un rapport au monde, à l’autre, à soi,parfaitement étrange. Car enfin, c’est bien sur fond de renoncement et de mirageque l’appareil psychique, selon Freud, se forme. Par un tour de passe-passe àla phase castratrice du processus œdipien, le Moi se substitue au Ca,forcé de renoncer à l’objet, accapare la libido en s’identifiant au Sur-Moi, qui se présente comme la seule instance verslaquelle converger : « Lorsque le Moi revêt les traits de l’objet, ilsemble chercher à s’imposer à l’amour du Ca, à le consoler de sa perte ;c’est comme s’il lui disait : ‘‘Regarde, tu peux m’aimer : je ressembletellement à l’objet’’ »[6].

 

  La sophisticationde la technique ne doit pas nous éblouir, ce que Freud décrit consiste bel etbien en une opération de mise au pas, de dressage et de soumission. Car lesujet freudien se trouve rapidement empêtré dans cette dynamique libidinale ettend à la contenir, la juguler, l’ordonner pour mettre au point une imagecohérente de lui-même, une identité unique et établie, une conscience. C’estpar l’image qu’il se fait de lui-même en s’identifiant à l’image qu’il se faitde l’autre, que le sujet prend conscience de son unité et de sa distinctionindividuelles. C’est à ce stade que Lacan appelle « du Miroir » que« l’image du corps donne au sujet la première forme qui lui permette desituer ce qui est du moi et ce qui ne l’est pas »[7].Le Moi rassemble une libido qui sedéplaçait confusément jusque-là entre extérieur et intérieur[8]et entre des zones morcelées en lui imposant son unité imaginaire qui délimitel’intérieur et l’extérieur tout autant que la cohérence intérieure du Moi entre« le Moi cohérent et les éléments détachés du Moi et refoulés »[9].Il faut voir ce Moi, dansl’acceptation de Freud, trier, ordonner, classer, identifier et différencier,bref se livrer à un travail obsessionnel de rabattement.

 

  Mais si laformation du Moi consiste en une mise aupas rigoureuse, l’opération est plus âpre encore qui amène le sujet à quelquechose de l’ordre du sacrifice. Car dans cette formation le Moi désexualise[10]et castre cette libido dont il devient le seul objet. La conscience du sujet sevoit pétrifiée, médusée dans cette image identitaire qu’il se fait de lui mêmeet son seul objet, son seul objectif comme sa seule réalité, se fondent et seconfondent dans une vue de l’esprit, un mirage, une escroquerie fondamentale.Ce n’est pas seulement que le mouvement foisonnant et épars de sa libido sevoit rabattue, c’est encore que celle-ci est annulée, déchargée de toute sapuissance. Le sujet est assuré de manquer (de) son désir, parce qu’il vise uneimage. L’individu ne désire plus rien d’autre, il n’est plus riend’autre : il désire être une image, il est un désir d’image. Il renonce àêtre tout ce qu’il pourrait être pour s’en tenir à cet idéal de l’image unifiéeet cohérente de lui-même après lequel il court.

 

 

Un « être » imaginaire et une réalité maudite

 

  Freud décrit làune curieuse opération de camouflage, un échec fondamental, un traumatisme, unemalédiction qui condamne un sujet impuissant à la dérive dans une réalitémalheureuse :

 

  D’abord, il pensele désir platonicien du Banquet qui veutque « celui qui désire manque de la chose qu'il désire, ou bien qu'il nela désire pas s'il n'en manque pas », mais encore conçoit-il ce désircomme l’ontologie du sujet, qu’il condamne à l’impuissance et à l’échec. A lalecture de Freud, il apparaît qu’être, c’est désirer et désirer, c’est manquer,faire défaut et rater, car la réalisation de son désir, son rassasiement et sadisparition, mettrait en péril l’être même du sujet. Si le sujet désir parcequ’il manque, tout autant qu’il manque parce qu’il désire, la satisfaction deson désir entraînerait donc simplement sa perte. L’articulation est un piègequi se referme sur le sujet, qui est donc appelé à maintenir un désir sans but,ou un désir de substituts et d’ersatz du but auquel il a renoncé pour être, afinde se maintenir lui-même.

 

  En focalisant sapensée sur ce désir, Freud fait s’évanouir celui qui désire et ce qui estdésiré. Celui qui désire ne réalise pas son désir, ne désire pas la réalité, nese réalise pas, et fabrique cette entité imaginaire qu’est l’être. Le sujet estun désir de rien. En un tour de force, Freud décrit un humain condamné à n’êtrequ’un désir inactif, une tension qui ne tend qu’à se tendre : un humainqui ne désire que désirer. Être, selon Freud, c’est être castré, impuissant,ballottée dans un rapport irréconciliable avec la réalité, échoué, déjà mort.

 

  Ensuite, laconception freudienne de la réalité est malheureuse et maudite, qui« n'offre pas de satisfactions » et conduit à « se réfugier dansun monde imaginaire, plein de promesses alléchantes »[11].Car, pour lui, « les hommes tombent malades quand, par suite d’obstaclesextérieurs ou d’une adaptation insuffisante, la satisfaction de leurs besoinsérotiques leur est refusée dans la réalité »[12],mais encore « la civilisation, en plus des sacrifices sexuels, en exigeencore d’autres »[13].La représentation de la réalité freudienne est effrayante, qui castre, soumet,déçoit fondamentalement un humain résigné : « les instancespsychiques supérieures »  sont « soumises au principe de laréalité », étrange réalité, étrange principe, dont  « il s’ensuit une diminutionindéniable des possibilités de jouissances »[14]à s’y soumettre.

 

  La confrontation àla réalité est violente et épouvantée qui refuse tout ce qui pourrait venirfaire plaisir au sujet freudien : « souvent, le mal ne consistenullement en ce qui est nuisible et dangereux pour le Moi, mais au contraire ence qui lui est souhaitable et lui procure un plaisir »[15].L’angoisse de castration offre un exemple éclairant de la malédiction que Freudconçoit où l’humain, épouvanté, se soumet : « La conséquencehabituelle, considérée comme normale, de l'effroi de castration est alors quele petit garçon cède à la menace, soit immédiatement, soit après un assez longcombat, par une obéissance totale ou du moins partielle - il ne porte plus lamain à ses organes génitaux -, renonçant ainsi totalement ou partiellement à lasatisfaction de la pulsion »[16].Mais encore la puissance humaine ne se laisse pas faire, résiste, rebondit,insiste encore, dans ce mouvement foisonnant dont nous parlions et se voitforcée à des détours loufoques pour supporter cette soumission :« Mais nous nous attendons bien à ce que notre patient ait su s’en tirerautrement. Il s'est créé un substitut au pénis de la femme, en vain cherché :un fétiche. Ainsi a-t-il dénié la réalité, mais sauvé son propre pénis »[17].C’est bien que la soumission, la mise au pas est impossible et cruelle quiaccule des sujets aux arrangements les plus sophistiqués pour tenir.

 

  Enfin, Freuddécrit un humain tiraillé entre d’une part un monde narcissique de mirages, oùil s’aveugle dans une foi en un pouvoir magique[18],que l’on peut d’ailleurs retrouver, avec la même fonction, dans la croyancedans les dieux, puis dans le verbe ou dans la raison, et d’autre part uneréalité hostile et menaçante. C’est Œdipe à Colonne qui erre, aveugle, dans undésert de rien. Et ce conflit que décrit Freud entre Ca et réalité esttragique, qui veut que « « l'appétit de puissance du ça »« ne se laisse pas dompter par la réalité »[19]et que l’appareil psychique hallucine ses possibilités dejouissance : « Névrose et psychose sont donc l'une comme l'autredes expressions de la rébellion du ça contre le monde extérieur, de sondéplaisir, ou si l'on veut, de son incapacité à s'adapter à la nécessitéréelle, à l'Ananké»[20].Mais encore le rend-il impuissant à se révolter, à saisir la réalité, à enjouir, puisqu’il est condamné à désirer ne pas réaliser son désir, menacé dedisparaître avec lui en le satisfaisant.

 

  Freud articule sestopiques sur une dichotomie curieuse qui oppose le plaisir à la réalité,faisant fi de cette évidence qui veut que ce soit pourtant la réalité qui offreles possibilités de plaisir et de jouissance. En posant la réalité comme ce àquoi l’on doit se soumettre, comme le principe au nom duquel on sacrifie lajouissance, Freud se méprend tout autant sur la réalité que sur l’individu.L’erreur à laquelle il condamne sa praxis est brutale, qui ne saura jamaisproposer aucun outil, aucun levier, aucune parade pour parvenir à travailler laréalité, mais surtout l’amène à se méprendre fondamentalement dansl’interprétation qu’il se fait des maladies ou symptômes que rencontre sonobservation. Car depuis la névrose qui « aime s'étayer, comme le jeu de l'enfant,sur un fragment de la réalité[21] »à la psychose qui « veut se mettre à la place de la réalité extérieure[22] »,chacune de ces « pathologies » sont autant de cris de révoltes, depreuves que les corps humains ne se laissent pas faire, s’arrangent, contournent,fabriquent des parades, résistent et hurlent de toute la force de leuringéniosité la puissance d’une réalité qui persiste, court et se meut encore,toujours. Freud n’a pas su entendre ces cris et a halluciné, selon les motsd’Edgar Poe dans Ligeia, cette« tragédie qui s'appelle l'Homme, Et dont le héros est le Verconquérant » dans laquelle il aura condamné l’humanité à l’errancedépressive.



[1] S. Freud, Psychologiecollective et analyse du moi, p. 15

[2] ibid., p. 25

[3] S. Freud, Au-delàdu principe de plaisir, p. 55

[4] S. Freud, Unedifficulté de la Pychanalyse, p. 6

[5] S. Freud, LeMoi et le Ca, p. 35

[6] S. Freud, LeMoi et le Ca, p. 22

[7] J. Lacan, LeSéminaire, Livre I : Lesécrits techniques de Freud, éd. Du Seuil,p. 94

[8] « àl’origine le Moi inclut tout, plus tard il exclut de lui le mondeextérieur » S. Freud, Malaise dans la civilisation, p. 8

[9] S. Freud, LeMoi et le Ca, p. 12

[10] « latransformation, à laquelle nous assistons ici, de l'attitude libidineuse àl'égard de l'objet en une libido narcissique, implique évidemment le renonce­mentaux buts purement sexuels, une désexualisation, donc une sorte de subli­mation. »S. Freud, Le Moi et le Ca, p. 23

[11] S. Freud, Totemet Tabou, p. 58

[12] S. Freud, Cinqleçons sur la Psychanalyse, p. 46

[13] S. Freud, Malaisedans la Civilisation, p. 35

[14] S. Freud, ibid.,p. 16

[15] ibid., p. 47

[16] S. Freud, Leclivage du moi dans le processus de défense

[17] ibid.

[18] « Nousparlons du narcissisme du petit enfant et nous rapportons au narcissisme prépondérantde l'homme primitif sa croyance à la toute-puissance de ses pensées et ce faitque, par suite, il se figure pouvoir, par la technique de la magie, influer sur les événements du mondeextérieur. » S. Freud, l’avenir d’une illusion, p. 6

[19] S. Freud, Laperte de réalit&eac